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Porte entr'ouverte
19 octobre 2006

La cour d’arbitrage, sa jurisprudence et l’égalité de droit à la sauce belge

Derrière l’appellation cour d’arbitrage se cache, en réalité, la cour constitutionnelle de Belgique. Née en raison de l’histoire politique belge (plutôt qu’en conséquence des idées de Kelsen), elle a pu, au fil du temps, accroître son pouvoir tranquillement.

Initialement – et l’on comprend mieux le sobriquet réducteur qu’elle porte – sa mission était mince, mais centrale, dans le jeune fédéralisme belge : elle arbitrait les conflits de compétence surgissant entre l’état et/ou les entités fédérées. Par la suite, elle put s’aventurer dans le contentieux de l’égalité. Enfin, depuis trois ans, son domaine de compétence s’est accru aux droits et libertés du titre II de la constitution.

Pour compléter ce portrait rapide, il reste à ajouter que la cour peut déclarer nulle ou inapplicable une loi. Ceci situera ses forces d’action.

Mais – venons-en au but – pourquoi vous parler de la cour d’arbitrage ? Tout simplement parce que sa jurisprudence est symptomatique de la pensée unique actuelle qui renverse tout sur son passage. Quelle jurisprudence ? La plus rôdée, la plus perverse, celle que la cour utilise depuis une quinzaine d’année, celle qui a trait au principe d’égalité.

Avant toute chose, et pour mieux saisir les contorsions de la cour, je vous propose de lire les deux articles constitutionnels qui ont mené, dieu sait comment, au résultat tant honni.

« Article 10. Il n’y a dans l’État aucune distinction d’ordres.

Les Belges sont égaux devant la loi ; seuls ils sont admissibles aux emplois civils et militaires, sauf les exceptions qui peuvent être établies par une loi pour des cas particuliers.

L’égalité des femmes et des hommes est garantie. »

« Article 11. La jouissance des droits et libertés reconnus aux Belges doit être assurée sans discrimination. À cette fin, la loi et le décret garantissent notamment les droits et libertés des minorités idéologiques et philosophiques. »

L’article 10 date de 1831, hormis son dernier alinéa, inutilement rajouté en 2002. L’article 11 n’a, quant à lui, que trente-six ans. Malgré sa vieillesse, l’article central – soit le premier des deux cités – reste compréhensible pour le commun des mortels. Son premier alinéa rompt avec l’ancien régime ; le second alinéa, initio, décrète l’ordre nouveau. Ce dernier est parfaitement compatible avec la pensée libérale : en effet, il promet aux Belges une égalité de droit sans exception. Ainsi, chaque citoyen doit être traité de la même façon par le législateur : l’arbitraire du pouvoir est donc exclu.

La lecture toute simple proposée ici n’était visiblement pas satisfaisante. Il fallait la pervertir ; la cour d’arbitrage s’en chargea. (Une égalité de droit, non mais, et puis quoi encore ? La propriété privée ?) Ci suit la récurrente lecture de l’hypocrite cour d’arbitrage :

« Les règles constitutionnelles de l’égalité et de la non-discrimination n’excluent pas qu’une différence de traitement soit établie entre des catégories de personnes, pour autant qu’elle repose sur un critère objectif et qu’elle soit raisonnablement justifiée. Les mêmes règles s’opposent, par ailleurs, à ce que soient traitées de manière identique, sans qu’apparaisse une justification raisonnable, des catégories de personnes se trouvant dans des situations qui, au regard de la mesure concernée, sont essentiellement différentes. L’existence d’une telle justification doit s’apprécier en tenant compte du but et des effets de la mesure critiquée, ainsi que de la nature des principes en cause ; le principe d’égalité est violé, lorsqu’il n’existe pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens et le but visé. »

Je pense que les passages surlignés suffisent à eux seuls pour illustrer la nette différence entre la plume limpide du constituant et les fourbes visées des exécutants du pouvoir politique (car, désormais, nous ne pouvons plus les appeler que comme ça). Non seulement, dans un premier temps, la discrimination sera admise, mais, en plus, dans un second temps, il ne sera pas permis qu’on puisse revenir dessus.

Ainsi, en Belgique, les étatistes sont parvenus à détourner un principe séculaire fondamental : l’égalité de droit. Alors que quelques-uns de nos ancêtres avaient lutté, en leur temps, pour que disparaissent les inégalités juridiques entre hommes, nos contemporains les ont rétablies : le communisme, bien aidé par le communautarisme, constitue, en cela, un retour vers le passé effrayant.

En guise de conclusion, je rappellerai que Kelsen avait très bien senti le danger des idéologies socialistes. Pour les contrer, il proposait à l'Europe une institution venue des États-Unis, la cour constitutionnelle : celle-ci veillerait au respect des normes constitutionnelles par le législateur. Hélas, le constitutionnaliste autrichien perdait de vue que la cour elle-même pouvait dénaturer ladite constitution…

N.B. Dans la série « jurisprudence passée et présente », le prochain billet traitera – longuement – de droits de succession d'impôt sur la mort.

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Commentaires
W
Drieu,<br /> <br /> Voici pourquoi je ne peux être d’accord avec vous.<br /> <br /> « Il est impossible de refuser toute espèce de "différence de traitement" : c'est l'objet même du droit de traiter différemment le créancier et le débiteur, le majeur et le mineur, le juge et l'employé, le statut et le contrat, le possesseur et le dépositaire, etc. Donc refuser toute espèce de différence de traitement reviendrait à refuser le droit. »<br /> <br /> Dans le même ordre d’idée, l’on pourrait également conclure à la normalité de la distinction entre chômeurs et travailleurs, entre hommes et femmes ou encore entre nomenklatura et peuple. <br /> Je lutte contre la distinction de droit car celle-ci signifie nécessairement une intervention étatique. <br /> Ainsi, si A est créancier et B débiteur, c’est en raison du contrat qui les lie et non en vertu de la loi. Si C est possesseur et si D est dépositaire, c’est en raison de l’état des choses, ou d’un contrat, et non en vertu de la loi. Or, la loi n’a pas à intervenir dans les contrats privés, ni dans les situations de faits évoquées. <br /> Le cas des mineurs est plus compliqué. Comme vous le savez, les libéraux peuvent s’étriper à ce sujet. De prime abord, sans avoir beaucoup étudié le sujet, il me semble naturel que le néo-majeur, voire ses parents, sache quand il passe le cap de la minorité. La loi n’a pas à régler cela. De plus, et pour autant qu’il y ait accord sur la place des ascendants par rapport à leur enfant mineur, je ne vois pas de quel droit l’état viendrait dessaisir les parents de leur « tutelle naturelle » vis-à-vis de leur progéniture. <br /> Quant aux autres cas énoncés, ils relèvent clairement de missions étatiques que je ne soutiens pas : l’administration et la justice. <br /> Certes, vous pourriez me dire : « mais tel est l’état des choses et il est normal que… » Toutefois, je répliquerais : « je lutte contre cet état des choses. »<br /> <br /> Maintenant que ma position est éclaircie, il ne me paraît pas utile de discuter de proportionnalité, etc. En effet, je n’accepte pas le préalable (discriminations légales) : pourquoi traiterais-je de ses conséquences ? <br /> Toutefois, je rebondirai sur deux éléments abordés :<br /> - Quant à la jurisprudence de la Cour EDH, il faut relever qu’elle aussi admet les discriminations légales, comme vous le subodoriez. <br /> - Quant à l’arrêt de la CA sur le décret élevant certains droits de succession, j’en parlerai dès demain, via un très long billet. Je profite quand même de l’occasion pour nuancer fortement votre propos : si la CA a bel et bien annulé les taux de 90 p.c., elle a précisé qu’elle n’en ferait pas de même pour ceux de 80 p.c. Bref, l’annulation n’est qu’un pis-aller.
D
Chère Porte entrouverte,<br /> <br /> Je ne suis pas tout à fait d'accord avec votre analyse :<br /> <br /> 1. - Il est impossible de refuser toute espèce de "différence de traitement" : c'est l'objet même du droit de traiter différemment le créancier et le débiteur, le majeur et le mineur, le juge et l'employé, le statut et le contrat, le possesseur et le dépositaire, etc. Donc refuser toute espèce de différence de traitement reviendrait à refuser le droit.<br /> <br /> 2. - Les critères de pertinence et de proprotionnalité n'ont pas été inventés par la Cour d'arbitrage de Belgique. Elle les a empruntés aux juridictions européennes; et ces critères se retrouvent d'ailleurs, à ma connaissance, dans la jurisprudence de toutes les cours constitutionnelles occidentales (à commencer la la Cour suprême des Etats-Unis, mais aussi l'Allemagne, l'Australie, le Canada, etc.).<br /> <br /> Ce qui suit du point précédent : dès lors que l'on ne peut pas écarter toutes les différences de traitement, il faut bien mettre en œuvre des critères qui permettent d'actualiser le principe d'égalité devant la loi. Si, par exemple, le législateur prend une mesure non pertinente par rapport à l'objectif qu'il recherche, la loi est annulée; elle crée une différence de traitement que rien ne justifie.<br /> <br /> Le principe corollaire, que deux catégories de personnes ne se trouvant pas dans la même situation doivent être traitées de manière différente par le droit, s'il paraît logiquement imparable, est beaucoup plus isolé. Ce principe est né, je crois, dans la jurisprudence constitutionnelle du Canada et l'on observe qu'il a servi à justifier des décisions très "politiques". Beaucoup de juridictions ignorent ce principe.<br /> <br /> 3. - J'ai longtemps pensé que le critère de proportionnalité pouvait être mis en œuvre de manière objective, c'est-à-dire sans qu'interviennent les jugement de valeur des juges. Je persiste à penser que tel est le cas dans certaines affaires (voir par exemple : http://anthonydamato.law.northwestern.edu/Pages-papers2/equality-empty-idea.pdf ). Mais je pense aussi que dans la plupart des cas, l'application du critère proportionnalité nécessité des jugements de valeur de la part des juges.<br /> <br /> 4. - Est-ce à dire pour autant que la jurisprudence d'une Cour constitutionnelle en matière d'égalité devant la loi soit condamnée à être suspendue aux jugements de valeur des juges qui la composent ? Non, si la juridiction veut bien s'expliquer, dans chaque affaire, sur ses motifs, et si elle se considérée comme tenue par sa propre jurisprudence. C'est ce que Sébastien van Drooghenbroeck reproche à la Cour européenne des droits de l'homme de ne pas faire (en "contextualisant" à l'excès chacune de ses décisions), et c'est également la thèse du juge Antonin Scalia à la Cour suprême des Etats-Unis.<br /> <br /> 5. - Enfin, s'il est vrai que la Cour d'arbitrage a rendu des arrêts très discutables (en décidant qu'une disposition était inconstitutionnelle, mais pas assez pour l'annuler, en motivant certains arrêts de manière purement tautologique, en refusant d'annuler une disposition investissant l'exécutif d'un pouvoir discrétionnaire absolu à condition que des critères objectifs soient mis en œuvre "dans un futur proche", etc.), elle a également annulé des dispositions liberticides comme le Pacte culturel (petits partages entre amis des postes), le décret wallon portant à 90% certains droits de succession, etc.<br /> <br /> A la lumière de ce qui précède, je pense que l'on peut souhaiter (1) que la Cour d'arbitrage objective autant que possible sa jurisprudence et que (2) étant que les jugements de valeur des juges entreront toujours nécessairement en ligne de compte, que la nomination des juges à la CA fasse l'objet de débats publics, à l'instar des hearings des candidats à la Cour suprême par le Sénat américain.<br /> <br /> Merci pour cette intéressante discussion,<br /> <br /> D. Godefridi
L
"...Elle peut encore contrôler actuellement des principes de droit..."<br /> <br /> Tiens, j'avais oublié cela. Au temps pour moi.
W
Cela est exact: en principe, les annulations ou déclarations d'inapplicabilité ne peuvent avoir lieu que dans les domaines de contrôle réservés à la cour d'arbitrage (ceux cités au deuxième alinéa du billet, soit: conflits de compétence, contentieux de l'égalité et -- depuis 2003 -- droits et libertés du titre II de la constitution, ainsi que quelques articles épars, not. en matière d'impôts).<br /> <br /> Toutefois, il ne faut pas oublier que la cour d'arbitrage a elle-même accru son domaine de compétence grâce à sa jurisprudence sur l'égalité et la non-discrimination. En effet, elle a pu contrôler moult normes qui, au départ, ne relevaient pas de son champ de compétence. Son raisonnement était le suivant (plus ou moins):<br /> <br /> Tous les Belges sont égaux devant la loi -- in extenso devant la constitution. <br /> Or, si un article de la constitution n'est pas respecté par une loi, vis-à-vis d'une catégorie d'individus, ceux-ci seront discriminés par rapport au reste de la population (qui voit l'article constitutionnel en question respecté à son égard). <br /> Par conséquent, s'il y a discrimination non objective et non justifiée raisonnablement, le principe d'égalité et de non-discrimination (art. 10 et 11 de la constitution) s'appliquera en combinaison avec l'article constitutionnel violé: la loi contestée pourra être annulée (ou être déclarée inapplicable). <br /> <br /> La cour a pu, grâce à cette jurisprudence extensive de compétence, contrôler le respect des droits et libertés du titre II de la constitution bien avant la réforme de 2003. <br /> Elle peut encore contrôler actuellement des principes de droit -- lesquels ne sont écrits nulle part; par là, elle les érige au rang constitutionnel. Elle se permet aussi des combinaisons avec la convention européenne des droits de l'homme. <br /> <br /> Bref, son pouvoir de nuisance, vis-à-vis du législateur, est immense -- et il le serait encore plus si elle faisait respecter clairement les textes fondateurs du pays (not. le fameux "Les Belges sont égaux devant la loi").
L
Précisons toutefois que la Cour d'Arbitrage ne joue un rôle constitutionnel que dans les différents entre régions ou communautés et dans la contentieux de l'égalite. Pour le reste, la Cour d'Arbitrage ne peut censurer une loi.<br /> <br /> Une Cour constitutionnelle au rabais, donc.
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